Musée Jean de La Fontaine

Château-Thierry

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Fables :
Charlatan (Le)

LE CHARLATAN

Livre VI, fable 19

Le monde n’a jamais manqué de Charlatans : [1]

Cette science, de tout temps,

Fut en Professeurs très fertile.

Tantôt l’un en théâtre affronte l’Achéron, [2]

Et l’autre affiche par la ville

Qu’il est un passe-Cicéron. [3]

Un des derniers se vantait d’être

En éloquence si grand maître,

Qu’il rendrait disert un Badaud,

Un Manant, un Rustre, un Lourdaud ;

Oui, Messieurs, un Lourdaud, un Animal, un Âne :

Que l’on amène un Âne, un Âne renforcé,

Je le rendrai maître passé,

Et veux qu’il porte la soutane.

Le Prince sut la chose, il manda le Rhéteur.

J’ai, dit-il, dans mon écurie

Un fort beau Roussin d’Arcadie : [4]

J’en voudrais faire un Orateur.

Sire, vous pouvez tout, reprit d’abord notre homme.

On lui donna certaine somme.

Il devait au bout de dix ans

Mettre son Âne sur les bancs ;

Sinon il consentait d’être en place publique

Guindé la hart [5] au col, étranglé court et net,

Ayant au dos sa Rhétorique,

Et les oreilles d’un Baudet.

Quelqu’un des Courtisans lui dit qu’à la potence

Il voulait l’aller voir, et que, pour un pendu,

Il aurait bonne grâce et beaucoup de prestance :

Surtout qu’il se souvînt de faire à l’assistance

Un discours où son art fût au long étendu .

Un discours pathétique, et dont le formulaire

Servît à certains Cicérons

Vulgairement nommés larrons.

L’autre reprit : Avant l’affaire,

Le Roi, l’Âne, ou moi, nous mourrons.

Il avait raison. C’est folie

De compter sur dix ans de vie.

Soyons bien buvants, bien mangeants ,

Nous devons à la mort de trois l’un en dix ans.

[1Faux médecin qui harangue sur la place publique pour amasser du monde et vendre ensuite remèdes et drogues.

[2la mort

[3un orateur qui surpasse Cicéron

[4le roussin est un cheval robuste et l’Arcadie ne nourrit que des ânes, d’où l’effet burlesque.

[5la corde du pendu