Château-Thierry
Livre III, fable 12
Dans une ménagerie [1]
De volatiles remplie
Vivaient le Cygne et l’Oison :
Celui-là destiné pour les regards du Maître,
Celui-ci pour son goût [2] ; l’un qui se piquait d’être
Commensal [3] du jardin, l’autre de la maison.
Des fossés du château faisant leurs galeries,
Tantôt on les eût vus côte à côte nager,
Tantôt courir sur l’onde, et tantôt se plonger,
Sans pouvoir satisfaire à leurs vaines envies.
Un jour le Cuisinier, ayant trop bu d’un coup [4],
Prit pour Oison le Cygne ; et le tenant au cou,
Il allait l’égorger, puis le mettre en potage.
L’Oiseau, prêt à mourir, se plaint en son ramage.
Le Cuisinier fut fort surpris,
Et vit bien qu’il s’était mépris.
Quoi ? je mettrais, dit-il, un tel Chanteur [5] en soupe !
Non, non, ne plaise aux Dieux que jamais ma main coupe
La gorge à qui s’en sert si bien. Ainsi dans les dangers qui nous suivent en croupe
Le doux parler ne nuit de rien.
[1] lieu bâti auprès d’une maison de campagne pour y engraisser les bestiaux et les volailles. ( Dict. de l’Acad. 1694)
[2] pour le goût du maître
[3] compagnon de table ; l’oie mange dans le jardin,
le cygne est admis dans la maison
[4] ayant bu un coup de trop
[5] allusion à la légende du chant des cygnes sur le point de mourir, d’où vient l’expression "le chant du cygne" pour désigner l’œuvre finale.