Château-Thierry
Un Cerf, s’étant sauvé dans une étable à Bœufs,
Fut d’abord averti par eux :
Qu’il cherchât un meilleur asile.
Mes frères, leur dit-il, ne me décelez pas :
Je vous enseignerai les pâtis [1] les plus gras ;
Ce service vous peut quelque jour être utile ;
Et vous n’en aurez point regret.
Les Bœufs à toutes fins promirent le secret.
Il se cache en un coin, respire, et prend courage.
Sur le soir on apporte herbe fraîche et fourrage,
Comme l’on faisait tous les jours :
L’on va, l’on vient ; les Valets font cent tours,
L’Intendant même et pas un, d’aventure, [2]
N’aperçut ni corps, ni ramures,
Ni Cerf enfin. L’habitant des forêts
Rend déjà grâce aux Bœufs, attend dans cette étable
Que chacun retournant au travail de Cérès, [3]
Il trouve pour sortir un moment favorable.
L’un des Bœufs ruminant lui dit : Cela va bien ;
Mais quoi l’homme aux cent yeux [4] n’a pas fait sa revue.
Je crains fort pour toi sa venue ;
Jusque-là, pauvre cerf, ne te vante de rien.
Là-dessus le Maître entre et vient faire sa ronde.
Qu’est ceci ? dit-il à son monde.
Je trouve bien peu d’herbe en tous ces râteliers ;
Cette litière est vieille : allez vite aux greniers ;
Je veux voir désormais vos Bêtes mieux soignées.
Que coûte-t-il d’ôter toutes ces Araignées ?
Ne saurait-on ranger ces jougs et ces colliers ?
En regardant à tout, il voit une autre tête
Que celles qu’il voyait d’ordinaire en ce lieu.
Le Cerf est reconnu : chacun prend un épieu ; [5]
Chacun donne un coup à la Bête.
Ses larmes ne sauraient la sauver du trépas.
On l’emporte, on la sale, on en fait maint repas,
Dont maint voisin s’éjouit d’être [6].
Phèdre, sur ce sujet, dit fort élégamment :
Il n’est, pour voir, que l’œil du Maître.
Quant à moi, j’y mettrais encor l’œil de l’Amant.
[1] paturages
[2] par hasard
[3] déesse romaine des moissons ; chacun retourne aux travaux des champs
[4] propriétaire des lieux comparé à Argus avec sa tête entourée de cent yeux qui se reposaient à tour de rôle, par groupes de deux à la fois (Ovide : les Métamorphoses (I, 606-633)
[5] arme de chasse
[6] se réjouit, terme désuet