Château-Thierry
Compère [1] le Renard se mit un jour en frais,
Et retint à dîner commère la Cigogne [2].
Le régal fut petit et sans beaucoup d’apprêts :
Le Galand, pour toute besogne [3]
Avait un brouet [4] clair (il vivait chichement).
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette.
La Cigogne au long bec [5] n’en put attraper miette ;
Et le Drôle eut lapé le tout en un moment.
Pour se venger de cette tromperie,
À quelque temps de là, la Cigogne le prie.
Volontiers, lui dit-il, car avec mes amis
Je ne fais point cérémonie."
À l’heure dite, il courut au logis
De la Cigogne son hôtesse ;
Loua très fort sa politesse,
Trouva le dîner cuit à point.
Bon appétit surtout ; Renards n’en manquent point.
Il se réjouissait à l’odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande [6].
On servit, pour l’embarrasser
En un vase à long col, et d’étroite embouchure.
Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer,
Mais le museau du Sire était d’autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un Renard qu’une Poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l’oreille.
Trompeurs, c’est pour vous que j’écris,
Attendez-vous à la pareille.
[1] compère et commère : le parrain et la marraine, puis :
les amis
[2] le titre des éditions anciennes s’écrit "Le Renard et le Cicogne" (du latin cicogna), La Fontaine écrivait : "cicogne".
[3] au XVIème, le mot est employé au sens très vague de chose
[4] bouillon qu’on portait autrefois aux nouvelles mariées
le lendemain de leurs noces..., se dit aussi d’un méchant potage
[5] nous verrons un peu plus tard "Le héron au long bec emmanché d’un long cou"
[6] tendre et délicate